Départ pour le Nord.

Eloïse était en colère.

Il y a quelques heures encore, elle devait se rendre dans le Sud, dans le désert du Jal-Pur, à la recherche d'un voleur qui s'était volatilisé. La mission ne l'inspirait guère mais au vu de tous les tracas que rencontrait le prince en ce moment, elle était un peu contente de fuir tout ce bazar et de prendre quelques vacances.

*Une mission de routine*, s'était-elle dit, *qui se terminera aussi vite qu'elle avait commencé.*

Mais bon. Deux après lui avoir donné son ordre de mission, James était revenu la voir et lui avait expliqué que les plans avaient été quelque peu modifiés :
"A bien y réfléchir, lui avait-il dit, tu seras plus utile au Nord. L'émissaire elfe récemment arrivé d'Elvandar m'a fait part de migrations suspectes de Moredhels, et je vais avoir besoin de toi pour aller vérifier tout ceci, en sa compagnie."

C'est là que les belles illusions d'Eloïse avaient fondu comme neige au soleil. Certes, elle n'avait rien dit, n'avait pas protesté, n'avait pas essayé de comprendre pourquoi ce changement. Mais elle n'en pensait pas moins. Depuis quelques temps, elle avait remarqué que James aimait bien la balader de ci, de là, comme si elle n'était rien. Cela commençait sérieusement à la courir, mais ce n'était pas encore cette fois qu'elle allait en faire la remarque.

Mais... pour être honnête, ce qui la mettait vraiment en colère ce n'était pas que l'ordre de mission avait si rapidement changé. Non, à bien y réfléchir, ce n'était pas la première fois que cela arrivait ; quoique pas aussi radicalement. Ce qui la mettait vraiment en colère, c'était qu'on l'envoie au Nord.

Elle détestait les villes de la frontière, détestait le climat froid la vie rude de ces contrées et détestait les Moredhels. Bref, elle haïssait le Nord plus que tout au monde. Et c'était précisément là que James l'avait envoyé.

Bien sûr, elle ne pouvait lui en tenir rigueur : il ne connaissait absolument rien à cette haine farouche. Mais n'empêche qu'elle était vraiment en colère, et les chevaux le sentir lorsqu'elle les scella. Tapant des sabots, renâclant à rester sage, bougeant la tête et expirant bruyamment par les naseaux, eux aussi étaient très nerveux. Et cela ne fit rien pour calmer la colère de la jeune femme.

Finalement, le soleil pointa le bout de son nez, timidement, à l'est, et c'est à ce moment là que James, accompagné de l'émissaire, arriva dans la cours.

James s'était levé de bonne humeur ce matin, quoiqu'il fût un peu trop de bonne heure à son goût. Cela faisait maintenant plusieurs jours qu'il avait pris l'habitude de se lever bien après l'aube et devoir de nouveau se lever avant le soleil gâcha légèrement sa bonne humeur. Mais, dès qu'il eut rejoint l'émissaire elfe, sa bonne humeur revient au galop, et il se surprit même à discuter avec légèreté, parlant de tout et de rien et faisant des compliments sur le temps à venir.

Avant même de voir Eloïse, il sentit sa colère. Non pas qu'il possédait un pouvoir particulier, mais les chevaux semblaient agités. Hors, Eloïse savait parfaitement s'en occuper. Cela ne voulait donc dire qu'une seule chose : que la jeune femme transmettait sa nervosité aux bêtes.

La présentation de Trinir fut brève, et il faillit sourire lorsqu'il entendit l'elfe qualifier Eloïse d'exceptionnelle. Elle ne laisserait certainement pas passé cela. Après quelques secondes de silence, où James finit par croire qu'Eloïse ne daignera pas répondre, sa voix s'éleva dans l'air du matin, dépourvue de toute la colère qu'il avait senti.

Oui, vraiment, la journée s'annonçait excellente.

Eloïse regarda arriver les deux hommes sans autre expression que la neutralité totale. Elle ne sourit même pas à la présentation de l'elfe, et se demanda un instant si elle allait répondre. Elle était certaine que James savait qu'elle était en colère et, d'une manière tout à fait puérile, elle aurait voulu le lui crier à la figure. Mais non. Elle allait faire tout le contraire.

Ignorant le terme selon laquelle Trinir l'avait qualifié, un sourire chaleureux se peignit sur son visage, et elle surprit même à tendre une main pour saluer, à la manière des hommes, l'émissaire.

"Cher émissaire, je vous souhaite le bonjour par cet agréable début de journée. J'espère que notre voyage se fera dans les meilleures conditions possibles et, pour cela, appelez moi Eloïse, je vous en prie."

Puis, d'une manière totalement inattendue, elle s'avança vers James et l'enlaça.
"James ! Que je suis heureuse de te voir ! Moi qui croyez que tu ne viendrais pas me dire ‘Au revoir' avant cette périlleuse mission !"

Le tutoiement lui vint naturellement, quoiqu'elle l'utilisa que très rarement, même en privé. Néanmoins, cela avait fait son petit effet, et elle en était ravie.

James resta un instant abasourdi par la réaction d'Eloïse. Puis, très vite, il comprit bien qu'elle n'agissait ainsi que dans un seul but : se moquer de lui et le mettre dans une situation fort embarrassante. Mais, plutôt que de lui rappeler son rang et sa position, il rentra dans son jeu :
"Ma chère Eloïse, voyons, ces derniers jours ont été très... comment dire? Forts en émotions. Et je ne parle pas des nuits ! Je n'allais donc pas te laisser partir sans dire au revoir à mon amante préférée !"

Puis, regrettant déjà ce jeu d'enfants, il se tourna vers Trinir juste à temps pour apercevoir le bel étalon qui arrivait à sa hauteur.

"Et bien, cher émissaire, voici un cheval des plus beaux et fiers qu'il m'ait jamais été donné de voir. Une vraie monture de roi, vous devez être extrêmement fier de la monter !"

S'avisant soudain qu'il était peut-être en train de se montrer un peu trop condescendant, il se reprit :

"Je pense qu'il est temps pour moi de vous quitter, des affaires urgentes recquièrent toute mon attention. Je vous souhaite un voyage paisible, et surtout soyez prudents ! Je m'en voudrais d'avoir mis votre vis en danger. Essayer également de me tenir au courant le plus possible, mais ne prenez pas des risques inutiles ! Je veux vous revoir vivants et en pleine forme !"

Puis, saluant les deux cavaliers, il tourna les talons et retourna au palais, un peu anxieux de cette expédition. Il pria Lims Kragma de ne pas les rappeler près d'elle tout de suite. Il savait que cette prière était assez inhabituelle, mais en ces temps troublés, les habitudes n'étaient plus de rigueur...

Si Eloïse fut le moins du monde choquée ou embarrassée par la réplique du prince, elle n'en montra rien. Néanmoins, un observateur attentif aurait pu remarqué l'infime crispation de sa mâchoire, qui ne départit pourtant pas de son éclatant sourire.

Si l'observateur avait continué de l'inspecter minutieusement, il n'aurait cette fois pas manqué d'apercevoir un léger affaissement des épaules lorsque James annonça qu'il rentrait au palais, dénonçant sans ambiguïté un relâchement de la tension dans laquelle se trouvait la jeune femme.

Elle marmonna un au revoir froid et impersonnel, et attendit quelques secondes après que James eut disparu à l'intérieur du bâtiment, comme pour bien s'assurer que le prince ne reviendrait pas, avant d'annoncer de but en blanc à l'émissaire, d'une voix dénuée de chaleur :
"Je n'aime pas la compagnie des hommes, et je ne supporte pas que l'on me traite en faible femme. Je sais me défendre, inutile donc de me prendre pour une incapable. Mais je déteste par-dessus tout les bavardages futiles et inutiles. Néanmoins, continua-t-elle d'une voix plus douce, je me suis laissée entendre dire que vous aussi, les elfes, évitez le plus possible de parler. Nous allons peut-être finalement nous entendre."

Elle ponctua même sa petite plaisanterie d'un léger sourire, éphémère, fugace mais sincère.

*Décidément, traîner avec du monde ne me réussit pas.*

"Quand vous êtes prêt, on y va."

Et, joignant le geste à la parole, elle grimpa en selle d'un geste fluide et gracieux, un geste démontrant que c'était une habitude pour elle, maintenant, que de se déplacer à cheval.